Cezanne, ou l’invention des paysages aixois


Rédigé par Stéphane SALORD le Mardi 22 Juillet 2025 à 19:30 Commentaires

Confisquée au regard collectif dès la fin des années 60 par la création des autoroutes A8 et A51, le plateau de La Constance-Valcros à l’ouest d’Aix en Provence est pourtant un des lieux d’inspiration préféré de Cezanne, aujourd’hui injustement retranché de la mémoire de son œuvre, et victime possible à court terme d’un énorme projet d’urbanisme. Une faute monumentale à éviter.


"Source d’un imaginaire universel donnant à la montagne Sainte-Victoire un statut de premier plan"

Stéphane SALORD Co-président ARC FLEUVE VIVANT et Co-fondateur du collectif de défense de La Constance Terre Cezanienne
Les paysages jouent un rôle essentiel dans la structuration d’un espace de vie, d’une qualité forcément complexe de biodiversité, d’un rapport historique mais aussi politique au temps et à la réalité. C’est donc un équilibre fragile à tenir.
 
Dans un monde convulsif, leur présence rassure et apaise par leur permanence. Longuement façonnés par la nature, la main de l’homme s’est imposée de manière forte et rapide ces 200 dernières années en transformant de nombreux espaces naturels en lieux d’habitats et d’activité économique.
 
Pour autant la nature est le fondement majeur et la motivation principale de l’imaginaire artistique, poétique, voir personnel, de tout temps. L’accélération de la modernité que connait notre époque a forcément besoin de renouveler non seulement le rapport émotionnel à la nature mais également de lui conserver son sens et sa matrice, sans quoi le monde devient abstrait, lacunaire, virtuel.
 
La représentation artistique de Paul Cezanne sublime le rapport à l’espace, source d’un imaginaire universel donnant à la montagne Sainte-Victoire un statut de premier plan dans ce que constitue une notion d’esthétique et d’équilibre définitif, un apport inestimable au monde contemporain, une allégorie de la Provence. Cette situation nous place, nous, les « gens d’aujourd’hui », en responsabilité complète, exige de nous non seulement de conserver les racines et les sources de cet imaginaire artistique, mais les paysages qui les ont inspirés, tel un lien indispensable.
 
Agir autrement serait tout simplement se satisfaire de l’image sans rapport au réel, autrement dit trahir la nature inspiratrice. De générer des souvenirs bientôt effacés. La Peinture de Cezanne n’existe que parce que sa source d’inspiration est sous nos yeux.
 
Dans cette tribune, nous avons pour objectif de préciser cette question essentielle à l’heure des grands bouleversements climatiques, des grands projets destructeurs toujours d’actualité en territoire aixois, et de lier démocratie et paysage en appelant non seulement à la responsabilité citoyenne, mais aussi à la conscience collective et à l’éthique.
 
Garantir à Paul Cezanne la postérité de ses lieux d’inspiration ne relève pas du simple devoir moral, mais plus largement du respect dû à nous même, aux générations d’aujourd’hui et de demain, afin que la sublimation artistique par l’expérience de nature reste possible pour tous. Et du respect dû à Cezanne lui-même.

"Cezanne n’a pas fini de nous surprendre, ni de nous apprendre sur la nature elle-même"

Nos paysages changent, sous l’effet des mutations socioéconomiques, et désormais en boomerang, sous l’effet du changement climatique. Ces deux forces conjuguées donnent à nos paysages aixois une trajectoire d’évolution rapide dont la représentation artistique témoigne avec bonheur pour en marquer les étapes.

A l’époque de Cezanne, cependant, le paysage provençal est déjà celui d’une société en mutation ; on y retrouve les cheminées industrielles de l’Estaque, l’aménagement agricole de la campagne aixoise, l’arrivée du train à Aix en Provence, car la modernité économique de l’époque est en train de frapper à la porte. Et Cezanne pressent surement les évolutions à venir. Sa peinture est donc également une manière de capter un temps, une époque, un mode de vie, bref, un témoignage de son temps, indépendamment de l’analyse artistique de son œuvre dont ce n’est ici l’objet.

Mais qu’est-ce qu’un paysage ? Il peut être politique au sens de sa détermination par des constructions stratégiques : point de vue en hauteur, vallée aménagée etc. La main de l’homme utilise la topographie et la géomorphologie pour mettre la nature à son service : vallées pour les cultures, l’habitat, la ressource en eau, ou hauteurs et escarpement pour y bâtir des villages fortifiés à une époque où il fallait se protéger. Nombre de villages provençaux sont construits ainsi.

Mais pour Cezanne, qui est un marcheur, un promeneur, il s’agit de sortir des sentiers battus, et de découvrir, de se saisir de la nature extra-muros, de se laisser emporter par elle. Il est un marcheur instinctif, émotionnel, qui n’hésite pas à se laisser guider par la nature elle-même. Et à inventer un parcours à rebours allant à reculons de la Sainte Victoire, s’en détachant pour mieux la voir : ainsi née « la Constance cezannienne » !

A son époque, le plateau de La Constance – Valcros est relié directement à la propriété du Jas de Bouffan, on le sait bien. Pas d’autoroutes !  Ce champs d’escapade est pour lui celui de la découverte puis de la mise en perspective. En effet en prenant de la hauteur sur le plateau de la Constance Valcros, il « voit » non seulement la sainte Victoire, mais également tout le paysage environnant, la ville d’Aix, différemment qu’en se trouvant au pied de la Sainte Victoire. Et ça change tout. C’est alors pour lui une scénographie nouvelle qui émerge et qui met la montagne en situation dans tout un territoire, dont il prend soin également à La Constance de peintre plus de 52 œuvres qui détaillent tout l’alentour.

Ce lieu n’est donc pas une rencontre anecdotique avec la nature, mais une véritable mixtion, une ressource profonde et inspirante. Une sorte de refuge loin des bruits industriels naissants de la ville.

Ce promeneur-là fait partie de ceux qui reconnaissent la nature comme inspiration première, comme beaucoup d’artistes, mais ici à La Constance Valcros, Cezanne invente un paysage et nous donne à voir ce qui n’était pas vu avant.

Le rapport de l’espace-paysage avec son inspiration à fait le reste : un legs artistique majeur dont les découvertes ne sont pas achevées, loin s’en faut, comme on l’a récemment vu au jas de Bouffan lui-même. Cette seule idée devrait amener notre génération à plus d’humilité dans le traitement du patrimoine cezannien, et à conserver ce qui peut l’être au profit de recherche et de découvertes futures. Cezanne n’a pas fini de nous surprendre, ni de nous apprendre sur la nature elle-même.

Loin d’être centrée sur le centre-ville, ses abords immédiats, ou le nez sur le motif Sainte Victoire, le voilà sur la Constance -Valcros en perspective de recul lui permettant d’utiliser une vue dégagée allant directement sur la montagne, survolant toute la ville, et ainsi de magnifier une proposition artistique spécifique mettant en situation tout le territoire dans une grande latérale Ouest / Est.

Cette invention d’un paysage devient culture, et dans la démesure de l’inspiration artistique, empreinte de civilisation, héritage collectif inaliénable et indéniable.

Livrer au public une œuvre, c’est la livrer dans son ensemble. Le retranchement des choix n’a pas ici sa place : une œuvre, et surtout d’un si grand artiste, c’est tout ou rien.

Cette question de la séparation mentale à l’œuvre actuellement dans le projet d’aménagement de la Constance est une donnée fondamentale qui a une histoire précise.

Autrement dit, ce n’est pas par hasard que les institutions veulent protéger la Sainte Victoire, les Lauves, le Jas de Bouffan, mais pas La Constance.

Pourquoi ?

L’amputation du plateau de la Constance de la propriété du Jas de Bouffan commence par l’arrivée du chemin de fer à Aix et se poursuit par la création des autoroutes A8 puis A51, tout au long des années 60.

Ce ceinturage du territoire, voulu par le projet d’aménagement du territoire sépare définitivement le centre-ville et l’ouest d’Aix en Provence. Séparation physique et mentale.

La ZAC du Jas de Bouffan naitra à ce moment-là, et juste après elle, en 1976, la fondation Vasarely, dont Victor Vasarely lui-même déclara solennellement en plaçant son institution en face de la Sainte Victoire : « Nous serons dignes de Paul Cezanne ».

Ce curieux message se comprend en fait mieux aujourd’hui, car Vasarely avait surement conscience que sa Fondation se situait sur les terres d’inspiration de Cezanne et prenait ainsi une importance particulière dans la longue histoire qu’est celle de l’art …

La ceinture autoroutière aixoise enferme ainsi le plateau de La Constance Valcros dans une sorte de filet qui l’invisibilise avec le temps. Peu de riverains, d’habitants, un accès piétons limités, des flux autoroutiers limitrophes de plus en plus importants…
Bref, on ne le voit plus ! Séparé définitivement de la propriété Jas de Bouffan, dont il est pourtant l’appendice essentiel à l’œuvre de Cezanne, ce lieu immense est un terrain de chasse visuel inépuisable pour Cezanne.

Le voilà retranché dans un no man’s land, voulu ou non, mais conséquence directe du découpage fonctionnel de l’espace aixois.
L’Invisibilisation est en marche, et la nature a horreur du vide, dit-on.

Le temps fait ainsi son œuvre, et le fruit est prêt à être cueillit : à la Constance il n’y a « rien », on peut donc y construire ce que l’on veut, conclusion terrible d’un processus de séparation commencé 60 ans avant, et d’anéantissement mémoriel largement entamé.

En fait, l’invention de paysage dont Cezanne est titulaire conteste ce processus terrifiant de destruction en cours.
Il est clair que La Constance- Valcros fait partie des lieux forts et majeurs de l’inspiration cezannienne, ce que personne ne conteste, mais hélas moins que les autres lieux emblématiques de son travail.

Cette contre vérité, ce détournement historique de son œuvre, est un piège trompeur.

Le Constance Valcros vaut autant que tous les autres site cezanniens. Il n’y a pas de hiérarchie à faire entre ces sites.

Pourquoi ce choix destructeur si peu respectueux de Cezanne ?

A La Constance Valcros, il s’agit aujourd’hui pour la puissance publique d’imposer une opération géante de promotion immobilière, largement et longuement ressassée, et de « vendre du paysage cezannien » à une poignée de futurs propriétaires privés, qui seront les heureux légataires de ce qui est en fait un bien public, un élément de valeur collectif, et de retrancher l’accès aux paysages cezanniens de la constance du bien commun pour en faire un élément de valeur marchande.

Tel est le cœur du problème posé par ce projet.

La marchandisation des paysages inspirant pour Cezanne est une faute historique majeure. Si ce projet venait à aboutir, notre génération en serait directement responsable, prolongeant ainsi secrètement son rejet ancien du maitre, dans une ville qui ne possède même pas une œuvre majeure de lui.

On ne se dédouane pas du legs cezannien par une grande exposition tous les 10 ans. La compréhension de son travail, la matérialité de ses lieux d’inspiration doivent être sous la garde des aixois, qui en ont la propriété morale, et de tous ceux qui aiment l’art, la vie et la vérité.

Sans cela, il ne resta que des tableaux, et non les lieux correspondants à ses moment majeurs d’inspiration.

Ce découplage, s’il devait advenir, serait bien une terrible séparation d’Aix avec Cezanne, définitive ce coup-ci. Et ce ne sera pas une erreur, mais bien un acte volontaire.

Par Stéphane SALORD
Co-président ARC FLEUVE VIVANT
Co-fondateur du collectif de défense de La Constance Terre Cezanienne
 


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